L’idée que nous vivions le rêve d’un autre m’a un jour effleuré l’esprit avec une évidence troublante. Comme si, soudainement, la réalité perdait sa saveur : le décor se fissurait, révélant les structures nues qui la soutenaient. Tout apparaissait mécanique, prévisible, sans grâce — et pourtant, c’était encore le même monde.
Pour résister à cette impression d’artifice, je me suis accroché à ce qui demeure : la beauté. Pas celle, lisse, de la perfection, mais la beauté de l’Ordre qui surgit du Chaos, ou celle du Chaos qui se fraye un passage dans l’Ordre.
Cette beauté, ou plutot harmonie, n’est pas un luxe, c’est une fonction vitale. Elle maintient les consciences en équilibre, comme une transe douce qui rend supportable le mouvement. Sans émerveillement, rien ne tiendrait.
Alors j’ai imaginé l’univers comme un immense arbre de vie.
Certains êtres, au lieu de s’épanouir aux extrémités lumineuses, demeurent plus près du tronc, là où la sève est dense et la pression constante.
Ce sont eux qui supportent la tension du monde. Leur place n’est pas enviable, mais essentielle : ils maintiennent les connexions, les frontières, les zones critiques où s’inventent les formes nouvelles.
La souffrance, ici, n’est pas une finalité. Elle est l’expression du gradient nécessaire à la création — le prix à payer pour que l’arbre étire ses branches et que les consciences s’élèvent toujours un peu plus vers le ciel.
Les Faiseurs l’ont compris depuis longtemps.
Ils ne cherchent pas la douleur, ils la transmutent.
Ils investissent leur peine dans la matière du monde, pour conduire l’ensemble vers une configuration plus riche, plus juste, plus belle. Et quand le nouvel équilibre s’installe, c’est la grâce — l’harmonie retrouvée qui, un instant, fait oublier la violence du passage.
Alors, dans le silence, le monde continue de rêver. Et peut-être, à travers nous, il apprend à se souvenir de sa propre beauté.